histoire ou test rp
Dans la nuit de mercredi à jeudi. La fumée odorante qui s'échappait lentement de sa bouche témoignait d'un repos de l'âme et d'une agréable paix des sens. L'odeur des cigarettes mêlée à celle des eaux de Cologne hors de prix et des effluves d'un champagne que le lendemain on prétendrait ne jamais avoir eu en sa possession emplissait les narines pour se glisser jusque dans les poumons et nous enivrer d'une sensation de bien-être.
Déambulant au milieu d'une foule colorée, au bras d'un homme auquel elle avait fait les yeux doux la soirée durant, June se nourrissait des bruits feutrés qui l'entouraient. Claquements de chaussures sur un parquet ciré, tintements de verres en cristal, rires étouffés et chastes soupirs qui faisaient les soirées qu'on disait de qualité.
Ce couple d'un soir s'arrêta alors à la hauteur d'un groupe dont celle qui monopolisait la parole leur avait fait signe d'approcher. Une trentenaire au charme certain mais qui n'avait jusque lors jamais gratifié June d'une parole. Elle ne connaissait que son visage, désormais elle se délectait de sa voix. Qu'il était séduisant ce son mélodieux, l'attaque suave de certaines syllabes, la manière de caresser la fin de ses phrase pour les laisser tomber dans un registre grave... Autour de cette femme qu'elle ne connaissait pas se dessinait un halo de mystère, une ombre discrète que pour rien au monde on aurait voulu balayer.
En cette nuit dont la fraîcheur était lointaine cette inconnue était le plus beau diamant du luxueux écrin. Et longtemps encore June se délecta avec fascination de ses yeux gris qui eussent fait fondre les cœurs les plus réticents, de la muette dextérité de chacun de ses gestes, et de son sourire rieur qui laissait apparaître de petites perles blanches.
Emplie d'une douce quiétude June semblait ne rien voir d'autre qu'elle. Ne se souvenir de rien. Pas même qu'il lui fallait partir demain.
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Quelques heures plus tôt.La plume de son stylo tapotait sur le papier pour venir y apposer de petites taches d'encre informes. Noires bavures sur une feuille dont la vive blancheur ressortait, accrocs sombres qui agrémentaient la douceur amère d'un manuscrit non entamé. Vierge de tout mot, ce qui était supposé se transformer en une lettre à l'intention de ses parents était rempli de fines ratures témoignant d'un manque cruel d'inspiration. Incapable de se concentrer plus de quelques secondes, le regard de June s'égarait à présent sur l'immense perroquet qui la fixait intensément en retour. Dernier caprice, ce magnifique oiseau d'un bleu hypnotisant mettait en exergue son incapacité à résister à la moindre de ses pulsions. Alors que la jeune femme songeait qu'il lui faudrait parler de cette acquisition exotique à cette mère qui s'extasiait devant tout ce qui sortait de l'ordinaire, le cour de ses pensées fut interrompu par la sonnerie si caractéristique de ce téléphone flambant neuf. Objet tant divin que diabolique puisque doté de la capacité de nous réjouir à la perspective d'une agréable conversation, tout comme on le maudissait quand il balayait le nuage brumeux de nos profondes pensées.
Instantanément et loin de toute préoccupation philosophique concernant le bien-fondé de la technologie, June sauta sur ses pieds et se précipita vers l'entrée de son appartement afin d'attraper le combiné.
- Ah, ma fille, s'exclama la voix masculine de son paternel.
- Papa ? S'il s'agissait assurément du timbre grave d'Henry Wentworth, June ne restait pas moins étonnée de l'entendre résonner.
- Comme tu ne réponds ni aux télégrammes ni aux lettres j'osais espérer que tu décrocherais au moins le téléphone, reprit la voix chaude et rassurante de ce père qu'elle adorait bien que le peu de nouvelles qu'elle lui donnait pouvaient parfois laisser à penser qu'il en était tout autre chose.
- Oui, soupira-t-elle d'une petite voix tout en fixant la lettre pas même entamée mais qu'elle s'était pourtant promis d'envoyer il y avait de cela plus de deux semaines.
Je suis désolée...- Cela ne fait rien, l'important est que tu ailles bien. Malheureusement je n'ai pas le temps de te parler longtemps. Cela n'était pas bien étonnant. Car Wentworth était un homme occupé entre la gestion de ses florissantes affaires et une vie mondaine orchestrée par son anticonformiste d'épouse. Un businessman ouvert d'esprit, quoiqu'issu d'une vieille famille, marié à une artiste qui nageait à contre-courant mais bien ancrée dans le milieu du luxe : ce couple avait longtemps fait parler de lui. Deux personnalités un brin fantasques quoique respectables qui avaient donné naissance à une fille toute à leur image. Petit brin de femme doté d'une extravagance difficilement égalable mais évoluant dans la sphère tapissée de fils d'or d'une société un jour londonienne, le lendemain parisienne et aujourd'hui new-yorkaise.
Alors qu'Henry s’apprêtait à demander quelques nouvelles supplémentaires, June entendit au loin la voix de sa mère qui s'élevait. Bien que la communication téléphonique fût grésillante, pour ne pas dire désagréable, elle aurait reconnu entre mille le ton si haut perché et tinté d'un accent purement écossais d'Eleanor.
- Tu as sans doute entendu, mais ta mère te rappelle qu'elle compte sur toi pour son vernissage de la semaine prochaine. Un vernissage ? La semaine prochaine ? Rendez-vous de la bonne société londonienne, occasion de voir et d'être vue et surtout événement auquel sa photographe de mère tenait plus que tout... Mais qui était totalement sorti de l'esprit de sa new-yorkaise de fille.
- Mais je pensais que ce ne serait qu'en mai, s'écria la jeune femme qui n'avait absolument pas prévus de revenir sur le vieux continent. Beaucoup trop occupée aux États-Unis, elle n'avait ni le temps ni l'envie de se lancer dans une traversée de l'Atlantique, qui toute confortable et luxueuse qu'elle serait, l’ennuierait autant qu'elle lui ferait perdre un temps précieux. Entre sorties récurrentes et dépenses sans compter, sa vie mal rangée était beaucoup trop pleine pour qu'elle envisage d'aller se perdre dans les dédales d'un paquebot de croisière qui la mènerait tout droit vers sa Grande-Bretagne d'origine.
- Nous sommes en mai, ma June ! Et tu nous avais promis de venir. Ne me dit pas que tu as encore oublié. Si. Bien sûr que si. Car à vivre sous la lune, dormir au soleil, badiner avec des boissons interdites et jouer aux entrechats avec les mondanités elle finissait par en oublier le sens des réalités. Si un coup de téléphone rapide ou un petit télégramme n'était pas là pour le lui rappeler, elle finissait facilement à enchaîner les verres d'alcool procuré illégalement à vingt, cent, ou mille lieues de l'endroit où elle était supposée être. Toute forme de responsabilité avait chez elle était troquée pour une inconsciente futilité. Bien au courant de se mouvoir dans un état d'éternels enfantillages mais incapable de se soustraire à ce qu'elle voyait comme une fatalité, June était résolue à ne se lancer dans aucune tentative de changement. Tout comme jamais elle ne se résoudrait à écraser sous son talon vernis sa bonne amie la cigarette, elle ne troquerait champagne et whisky pour rien au monde, en dépit de la prohibition et pas même pour les supplications d'un père qui avait depuis longtemps perdu tout espoir d'influencer les comportements de sa petite. Seule fille au milieu d'une fratrie de trois garçons, elle était trop précieuse pour qu'il prenne le risque de la contrarier.
- Non. Bien sûr que non. Je... Je serai là, bredouilla-t-elle d'une voix dont le manque d'assurance était perceptible jusqu'en Angleterre.
C'est juste que...- Que tu voudrais que je m'arrange pour te trouver une cabine dans le bateau de demain matin et que j'appelle ta radio pour leur dire que tu ne seras pas là pendant deux semaines, coupa Henry qui se doutait bien que sa progéniture, en plus d'avoir de nouveau démontré son talent lorsqu'il s'agissait d'oublier une date, souhaiterait se ranger du côté de la facilité. Car après tout il avait toujours été là pour elle et, quoiqu'elle ait quitté le nid familial depuis maintenant près de cinq ans, il continuait à faire de son mieux pour lui éviter tout tracas matériel. Cela ne l'empêchait par ailleurs pas de s'inquiéter continuellement pour son irresponsable de fille. Mais car il la voulait heureuse il s'était résolu à ne pas l'enchaîner. Il n'était après tout pas de ces vieux conservateurs qui ne rêvaient de rien d'autre pour ses enfants que d'un beau mariage. Bien qu'ayant hérité d'une certaine rigueur liée tant à son milieu social qu'à sa patrie, lorsqu'il s'agissait de June il s'adoucissait considérablement et devenait un homme capable de passer n'importe quel caprice pourvu qu'il ait devant lui ces grands yeux suppliants.
- S'il te plaît.- C'est entendu ! On se voit donc à Londres, s'exclama-t-il, absolument ravis à la perspective de pouvoir d'ici peu serrer son enfant dans ses bras. Drôle d'homme qu'était Henry Wentworth. Incapable de retenir une gamine qui la vingtaine entamée avait souhaité partir vivre à l'autre bout du monde. La laissant s'installer seule dans une ville qu'elle n'avait vu qu'une fois mais dont elle était tombée amoureuse, mais qui se rassurait en continuant à répondre au moindre de ses besoins. Père aimant qui, à défaut d'avoir su la garder auprès de lui, tentait de s'occuper d'elle à distance. Assurément lui n'était pas terre-à-terre lorsqu'il s'agissait de sa famille. Car il avait participé à modeler une jeune femme tant pimpante que charmante certes, mais détachée de toute valeur des choses. Habituée depuis toute petite à dépenser sans compter, June restait dans le chemin qu'elle s'était tracée en ne regardant jamais l'addition. Persuadée que l'argent ne faisait pas le bonheur -le genre de chose parfaitement stupide qu'on répétait pourvu qu'on ait un compte en banque bien rempli!-, elle s'achetait ce qui lui plaisait et distribuait des chèques à n'importe qui prétendant -souvent à tort- être le représentant d'une bonne cause. Aussi généreuse que naïve.
Mais le fond de l'histoire ne résidait pas dans son incapacité à percevoir les limites...
- Il faudra d'ailleurs que je te présente au fils des Lanfredi. Il est charmant et vient tout juste de rentrer de Rome.- Papa ! Sa voix s’emplit d'une sonorité aiguë qui détonnait avec son ton ferme et accusateur. Une voix pleine de contradiction dont on pourrait alors dire qu'elle s'accordait avec sa personnalité. Avant-gardiste et écervelée tout autant qu'issue de vieilles lignées et soucieuse de ne pas complètement décevoir ses parents. Pour sûr, certains traits de caractère prenaient cependant le pas sur d'autres.
- Tu as raison ma fille, tu auras bien assez le temps de lui parler de vive voix. Encore une fois, on en revenait indirectement à l'épineuse question du célibat de June. Depuis qu'elle avait l'âge de se marier, elle avait toujours catégoriquement refusé les propositions des jeunes hommes de bonnes familles, prétextant que celui-ci n'était pas assez beau quand la galanterie de celui-là restait à prouver. Excuses qui manquaient cruellement de fondements mais qui avaient pourtant le mérite d'être efficaces. Heureusement pour June, son père respectait encore son désir de ne pas se voir imposer ses choix, quoiqu'il espérait au fond qu'elle finirait par accepter qu'un homme respectable lui passe la bague au doigt. Il était cependant loin de se douter que derrière les quelques flirtes avec la gent masculines auxquels June se laissait aller, celle-ci avait une préférence marquée pour l'autre sexe. Mais cela ne se faisait pas. Cela ne se disait pas. Et si ici sa scandaleuse lubie de se laisser aller au saphisme n'était pas totalement inconnue -quoique par pudeur on se contentait de s'indigner en privé et on se gardait bien de l'évoquer en public-, il était hors de question que cela se sache outre-atlantique. Une Wentworth célibataire était déjà peu acceptable à Londres, la savoir atteinte d'un tel mal et jamais on ne l'aurait plus regardé dans les yeux. Il lui aurait fallu naître à Berlin... Car on disait qu'au milieu du conservatisme tant européen qu'américain, la capitale allemande faisait office d'une oasis en matière d'ouverture d'esprit. Mais au fond, se souciait-elle seulement de l'image qu'elle renvoyait ? Elle aurait voulu dire oui. Les faits tendraient à prouver le contraire. Non pas qu'elle cherchait à choquer, plutôt qu'inconsciemment elle ne pouvait s'empêchait de tromper bien longtemps son monde. Car dès qu'un peu d'alcool lui montait au nez elle se laissait aller. Car si elle ne faisait pas l'effort d'y prêter attention l'être prenait le pas sur le paraître. Peut-être était-ce au fond pour cela qu'elle avait quitté l'Europe... Car si elle se savait bien lotie au milieu de parents qui ne la forceraient jamais à rien, elle sentait bien qu'elle voulait goûter à une liberté qu'on ne lui accordait au fond qu'à moitié. En partant, June l'avait acquis tout en ayant la certitude que la distance empêcherait les blessures. Car ce que son père ignorait ne pourrait jamais lui faire mal.
- Il faut que je te laisse, conclut-il finalement, sans attendre de réponse qu'il supposait de toute manière négative.
A la semaine prochaine.- Embrasse maman pour moi !- Je le ferai, et surtout rappelles-toi qu'on est mercredi et qu'à Londres la nuit est déjà tombée. Sur les deux continents, les téléphones se raccrochèrent au même moment. Mais quand l'un repartait à ses affaires, l'autre s'interrogeait sur la pertinence de cette dernière phrase. Car dans l'emploi du temps mal réglé de la brunette, mercredi restait un jour qui ne brillait que par son caractère parfaitement ordinaire. Si on comptait pour banal la courte chronique radio qu'elle animait depuis quelques mois déjà. De par son patronyme et non sans l'aide de quelques contacts amusés à l'idée de rendre la vie de June ne serait-ce qu'un peu moins oisive, elle avait obtenu cette place sur ce récent et palpitant média. Émission élitiste certes, mais qui connaissait un certain succès. Ce qui venait ainsi combler son trop-plein de temps libre. Quoique l'écriture d'un article mensuel pour le jeune Vanity Fair -article consacré à la mode ou plus généralement aux dernières tendances- lui prenait au moins trois heures toutes les quatre semaines ! Ainsi, son nom était à présent associé à la vie culturelle de New-York. Si bien qu'elle était presque devenue l'une de ces personnes dont l'avis comptait.
Ses yeux emplis d'une certaine perplexité s'arrêtèrent alors sur la lourde pendule dont le tintement trop strict et régulier résonnait dans le hall. 16h. Ses paupières se soulevèrent considérablement sous l'effet de la surprise. Déjà 16h. Et dans moins d'une heure elle était supposée être devant le micro de ce studio radio dont la nouveauté n'égalait que l'engouement qu'il suscitait. 16h. Comment diable la journée avait-elle pu passer si vite ? A y réfléchir à deux fois, l'explication de ce temps qui filait résidait sans doute dans le fait qu'elle se soit levée alors que le soleil était déjà au zénith et qu'elle avait passé presque toute son après-midi à parler à un perroquet qui, du haut de son perchoir et de ses yeux semblables à des billes, paraissait s'être beaucoup moqué d'elle.
Ainsi en retard, June prit à peine le temps de s'observer dans un miroir afin de s'assurer que sa coiffure crantée tenait toujours, noua rapidement un élégant foulard autour de son cou jeta un petit chapeau emplumé sur sa tête et sorti à la hâte, sous le regard d'une femme de chambre qui ne s'étonnait plus des comportements inexplicables de son employeuse mais qui encore une fois ne saurait pas s'il lui faudrait l'attendre ce soir.
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Le lendemain, en fin de matinée. Après la hâte due aux préparatifs de dernière minute et une nuit de sommeil trop courte, le souffle du vent sur sa figure avait un caractère vivifiant. Appuyée sur la rembarre du pont supérieur, une main posée sur son chapeau afin que celui-ci ne s'envole pas, June voyait se fondre New-York dans une masse brumeuse. Quelques mèches de cheveux bruns s'échappaient de sa coiffure pour venir voleter devant son visage dont le maquillage masquait les marques de fatigue. Le tissu de sa robe griffé Paquin claquait au gré du vent contre ses mollets et ses doigts jouaient avec les perles de son long sautoir.
Le parfum de l'idéale soirée de la veille s'estompait doucement au profit d'un air marin annonciateur d'un changement d'ambiance. La passionnante Amérique, dont on voyait encore l'image au loin, se soustrayait doucement à la belle mais vieille Europe. Alors l'angoisse de l'ennui de la traversée se mêlait à l'impatience de débarquer et à l'envie de ne surtout pas s'éterniser.
La sensation de s'éloigner de la pure liberté que lui conférait cette ville lui donnait le vague à l'âme quand la perspective de passer quelques jours en famille la réconfortait un peu...
Pas d'abus, pas d’excès lorsqu'elle serait à Londres. Avancer au bras d'un paternel fier, s'extasier devant les œuvres d'une mère au centre des attentions, ne pas critiquer les tenues au manque d'audace, fumer en secret et bien se garder d'avaler plus de deux verres d'alcool en une journée. Tant de principes auxquels le simple fait de penser la faisait soupirer de désespoir.
Car bien que critique dont les recommandations étaient suivies à New-York, elle n'était en Europe qu'une « fille de »...
Une fois que rien n'était visible sinon l'horizon d'un bleuté mêlé de traces blanches, June regagna l'intérieur de cet immense bateau au décors élégant. Et ce fut au bras d'un jeune homme qui l'avait reconnue qu'elle entra dans le restaurant réservé aux passagers de première classe.