Allan ouvre grand les yeux. Le soleil brûle sa peau de protecteur nocturne. On voit New York pour sa grandeur, il la voit pour sa laideur. Les rats se font amis des sans-abris dans une relation putride qu’on n’ose pas dénoncer. Allan resserre contre lui son imperméable et enfonce son chapeau sur sa tête, restant incapable de repousser ce vent qui lui glace les os. Le manque de sommeil creuse les plis sous ses yeux dans un accordéon que la vieillesse accuse. Allan le sait, ses plus beaux jours sont passés. Ce ne sont pas quelques clients reconnaissants qui arriveront à enlever cette culpabilité qui l’écrase, l’agenouille, l’enterre. Le détective voudrait se boucher les oreilles pour ne pas entendre le vent lui murmurer les mots d’Alma. Ne les écoute pas, tu sera toujours mon roi. Lui aurait-elle susurré à l’oreille, comme un secret que le reste du monde ne mérite pas.
Lewis accuse un tremblement dans sa cage thoracique, là où se trouvait son cœur, il y a de cela toute une vie. Ses mains calleuses partent à la recherche d’une cigarette au plus profond de ses poches, agrippant au passage un carton d’allumettes. Une flamme brûle maintenant un cylindre de tabac au bout de ses lèvres, créant une fumée dense qui se mêle à celle de son souffle dans l’air frais du matin. Allan voudrait marcher plus vite mais les abords de Central Park annoncent un trajet détourné. Les yeux rivés sur ce ciel où il imagine Alma, blanche comme les nuages qui nous font cadeau de la neige.
Ne regardant pas devant lui, Lewis accroche involontairement une demoiselle qui en laisse tomber son sac. Tombant soudainement de ces cieux qu’il rejoignait en pensée, il pose enfin les yeux sur cette jeune femme. Ce n’est pas la première fois qu’il la voit. Elle est généralement lointaine si mystérieusement envoûtante à travers la fumée que crachent les hommes ivres. Allan reste glacé, comme l’était Alma devant ces statues saintes à l’église. Il a mis les pieds dans un bar interdit le jour où il filait un amant volage pour cette dame jalousement possessive. Lewis en avait oublié la raison de sa venue dans cet endroit sordide, creusant quelques verres jusqu’à la déraison. Ce qu’il avait cru la salvation d’une nuit se métamorphosa en une douce évasion, un rendez-vous presque pieux pour cet homme qui dit ne croire en rien. Jamais il n’aurait osé aborder l’ange à la voix divine. Allan a pourtant osé demander le nom qui lui a été donné à un spectateur habitué. Un homme aux cheveux bouclés comme un chérubin, lui fit cadeau de ce nom. Abby Wilson. Lewis n’a jamais vu d’ange représenté autrement qu’avec une peau blanche comme neige, pourtant, le teint doré de cette inconnue lui semble divin. « Je suis désolé, Miss Wilson, je ne regardais pas où je mettais les pieds. » Se contenta-t-il de marmonner dans sa barbe, incapable de la regarder en face. Allan est si déconnecté de cette réalité qu’il ne réalise pas s’être trahi. C’est loin d’être normal de connaître le nom d’une lointaine personne à qui l’on n’a jamais adressé la parole. Les mains du détective s’empressent galamment de glisser jusqu’au sol pour lui rendre son sac. Croyant que la chanteuse se meurt de le quitter, étrange et maladroit, Allan grogne à nouveau un « Encore désolé. »avant de faire quelques pas pour s’éloigner. Respire, le calme la voix d’Alma à son oreille, toujours confiante que les choses iront pour le mieux.
Le détective réalise que sa cigarette est depuis longtemps éteinte. Honteux, il se dit qu’Alma aurait été déçue de le voir s’enfuir de cette façon. Son regard triste affronte pour la première fois celui de Wilson, souhaitant étrangement y lire autre chose que du dégoût ou de la peur. S’étant retourné à la dernière minute, Allan se contente d’énoncer sa vérité.« À mes yeux, vous avez la voix d’un ange. » Allan ferme les yeux, se demandant ce qu'une jeune femme comme elle peut bien en avoir à faire de ce que pense un vieil homme comme lui.