Elle s’était adossée au mur de pierres blanches en face de l’immeuble des Matschas, une cigarette entre ses longs doigts fins. Elle attendait patiemment, appréciant le calme du quartier à la nuit tombante. Les soirs d’été étaient ses favoris.  Elle imaginait des notes masculines épouser les camaïeux d’orange et de rose qui se reflétaient sur le marbre des perrons. Elle composait une longue symphonie, qu’elle avait commencé à écrire devant son premier crépuscule, et qu’elle avait continué depuis, devant chaque coucher de soleil majestueux auquel elle assistait. Les notes se tissaient rapidement dans son esprit, trop rapidement pour qu’elle puisse songer à les retenir. Alors elle tira sur sa cigarette et souffla lentement, admirant les volutes blanches et grises qui se mêlaient aux oranges vifs et rejoignaient les quelques nuages roses de ce ciel estival. L’attente ne la gênait pas, elle savait s’occuper. Son esprit, créatif à chaque instant, lui avait appris la patience.
Elle inspira une dernière bouffée de sa cigarette et la jeta au loin d’un geste insouciant. Marylou ne tarda pas. « On y va ? » lança-t-elle à la jeune fille, qui la cherchait du regard, ne daignant pas la détailler. Elle abaissa son chapeau d’homme sur ses yeux, ignorant la réaction que sa compagne pourrait avoir sur sa tenue. Elle agrippa le bras de Marylou et héla un taxi. « Le Crif Dogs, Greenwich village. » Le ciel était désormais d’un gris sale, et Eve cessa de composer sa symphonie rougeoyante, se laissant surprendre par le silence régnant dans l’habitacle.  Elle ne sentait pas le besoin de le combler par quelques paroles creuses, n’ayant jamais apprécié Marylou. Pourtant, elle devait reconnaître avoir été surprise par sa démarche. Jamais elle n’aurait cru que ce modèle d’obéissance, cet angelot blond qui attirait si bien les compliments, demanderait un jour à être conduite dans les lieux illégaux, clandestins de New-York.  Prise de court et intriguée, Eve avait accepté, omettant volontairement de la prévenir de la teneur de ces soirées qu’elle ne connaissait que trop bien. On y trouvait des gourgandines en robes de perles, achetées récemment par leur dernier riche amant en date, des ouvriers venus dépenser leur paie dignement, des filles de joie, des politiciens aux cigares, des chanteuses de petite vertu, des orchestres tonitruants.  Le tout New-York s’y rejoignait, et pour la première fois peut-être, chacun était confronté aux castes qu’il ne pouvait côtoyer. Elle se demandait ce que Marylou attendait de cet endroit.  Il s’agissait sans doute de cette rébellion à leur monde aseptisé, la même qu’Eve avait opéré bien des années auparavant.

Le taxi s’arrêta devant le simple restaurant qu’était le Crif Dogs et Eve le paya largement, toujours silencieuse. « Merci monsieur. » lui répondit le chauffeur. Elle sourit, lui adressant un clin d’œil sous l’ombre portée de son chapeau, et tendit son bras à Marylou. « Ce soir, je ne suis pas Evpraksiya. » commença-t-elle lentement, énonçant l’évident. « Si tu restes avec moi, personne ne devrait venir t’emmerder. Si non, fais gaffe. Ils ont interdit l’alcool pour une raison, ça les rend lubriques. » finit-elle en riant. Elle poussa la porte du Crif Dogs, salué par le patron, et rejoint le fond de la boutique, entraînant avec elle Marylou. Sa robe bruissait doucement contre son pantalon de laine grise. On entendait le bruit sourd d’un ragtime étouffé et de rires éclatants derrière une large porte doublé d’ouate et de tissus. « Prête ? » demanda-t-elle à Marylou avec un sourire sincère. Elle était curieuse de voir comment l’angelot blond, d’un an sa cadette, évoluerait dans ce monde adulte de parfaite dépravation. Elle poussa la porte et se sentit complète à nouveau, parmi les effluves d’alcool et de fumée. Elle qui passait ses soirées au Please Don’t Tell en connaissait les moindres rayures sur le bois laqué du bar, les bouteilles que les serveurs cachaient au grand public, l’assise merveilleuse du piano droit usé. Elle savait qu’il était encore trop tôt croiser Gabriel, sûrement encore au Palace. Tirant son étui de sa poche, elle en sortit une cigarette qu’elle porta à ses lèvres. « Cigarette ? » Sans attendre sa réponse, elle craqua l’allumette et inspira une longue bouffée salvatrice. Elle était ici chez elle, dans son univers fou fait d’alcool, de défendu, de rires et de musique.
C'est super court, je suis désolée.