histoire
Maintenant que la lumière a commencé à se faire sur ce personnage que j'ai décidé de le mettre sous le feu de mes projecteurs. Parfois, on ne s'intéresse pas aux personnes comme lui, alors que les personnes comme lui s'intéressent à vous. Des marginaux comme lui, ça court les rues, me diriez-vous. Pourtant… Pourtant, ils ne demandent qu'un peu d'attention, qu'un peu de votre temps. Ils ne demandent qu'à devenir comme vous, qu'à être aidé pour s'ouvrir au monde et au Monde.
La véritable question, c'est « Et vous, serez-vous là pour les aider ? »
Alors, serez-vous là pour l'aider ?
Un silence qui se répercutait sur les murs champagne de l'immense chambre.
Et il se brisait en mille morceaux, emportant dans sa lente chute les lueurs ultimes du jour. Ou peut-être était-ce de la nuit ?
La femme se cramponnait à ses draps pourpre. Ils étaient emmêlés, comme ses cheveux. Comme ses pensées aussi. Elle n'avait pas l'habitude de se laisser aller de la sorte, mais qui pourrait la blâmer de souffrir le martyr à chaque fois qu'elle mettait un enfant au monde ? Certainement pas vous. Et certainement pas moi.
Devant la porte de la chambre, quelques enfants se pressent, comme des brindilles poussées par le vent. Un vent invisible et plus pernicieux qu'on appelle la curiosité. Un homme de grande stature et à la forte ossature se tenait droit. C'était le pilier de la maison, dans tous les sens du terme. Il était la personne qui permettait à cette villa de tenir, il était toujours présent en cas de soucis majeurs et c'était une référence pour les enfants semblables à des brindilles. S'il n'était pas là, alors, les brindilles ploieraient sous le joug du traître vent.
Pourtant, pour la première fois de sa vie, le pilier tremblait. Le vent de la curiosité commençait à s'emparer de lui. Il frissonnait, comme pour toutes les autres fois. Cinq fois qu'il avait été pris de violents frissons, avide de découvrir ce qui se passait de l'autre côté de la porte. Et cinq fois qu'il avait tenu bon. C'était un homme après tout. Il se devait d'avoir une certaine constance.
Mais surtout, c'était un pilier.
Et de l'autre côté de la porte close, il y avait cette femme, aux pensées entremêlées, qui se cramponnait à ses draps. C'est un roseau. D'apparence fragile, elle s'est construite au fil des ans. En même temps, à force de côtoyer un pilier, il n'y a pas d'autre chose à faire que d'en devenir un à son tour. Ou à quelque chose qui s'en approche. Alors, elle se contentait de se cramponner à ces draps pourpres, comme si elle souhaitait se raccrocher à ces ultimes parcelles d'humanité qui restait en elle. A chaque fois, elle avait l'impression de régresser, de redevenir cette personne faible, qu'elle était autrefois. Si vous le souhaitez, un jour, je vous raconterais son histoire. Mais pas maintenant.
Surtout pas maintenant.
Pas quand elle s'apprêtait à donner la vie pour la sixième fois.
Bien des dizaines de minutes plus tard, cette dame semblable à un roseau tenait entre ses bras un petit paquet silencieux. Il ne pleurait pas et il eut fallu lui administrer une bonne raclée sur les fesses pour le faire pleurer. Le médecin semblait passablement satisfait de son travail et arborait un sourire qui aurait fait pâlir de jalousie le soleil. Ce sourire projetait son éclat partout autour de lui ; mais pourtant, la femme ne semblait pas en accepter la moindre once. Son visage demeurait impassible, quoique ses yeux trahissaient déjà sa lassitude.
Cet enfant, elle ne l'avait pas désiré. C'était ce qu'on appelle communément une erreur de parcours. Elle n'avait pas pu se résoudre à l'abandonner. Si le Tout Puissant avait décidé de faire de nouveau d'elle une mère, c'est qu'il y avait bien une raison. Malgré tout, elle essayait de se convaincre qu'elle aimait ce petit poupon, ce petit garçon, aux cheveux plaqués sur son crâne tout rond. Elle savait pertinemment que s'aveugler de la sorte ne servirait à rien. Son cœur était désespérément vide. Au fond d'elle-même, elle était morte.
Morte en donnant la vie.
Maintenant que je vous ai planté le décor, je vais avancer un peu plus dans son histoire. Sa plus tendre enfance fut ponctuée d'instants où il semblait déceler de l'amour chez sa mère, mais il s'était bien vite rendu compte que ce n'était pas vers elle qu'il fallait se tourner. Ni vers son père, d'ailleurs. Ils étaient tous les deux aussi froids que l'hiver russe. Ils étaient une tempête de neige glaciale qui s'abattait sans cesse sur lui. Avec ses frères et sœurs, ils étaient la douceur d'un été dans le sud de la France. Rien de plus.
L'enfant était seul.
C'est, croyez-moi, ce qui implicitement le construira.
Projetons-nous maintenant quelques années plus tard. Le petit paquet hurlant est maintenant âgé de six ans et il s'appelle Robert. Pour son anniversaire, on lui a offert un vélo. Un vélo gris, et blanc. Avec un petit panier devant. Un petit panier dans lequel il jetterait ses souvenirs pêle-mêle. Et dans lequel il jettera aussi sa rage, sa déception et dans lequel il vomira sa solitude.
Dans la famille Svensmann, c'est une tradition d'offrir un vélo pour le sixième anniversaire des plus jeunes. Chaque enfant en a eu un. Un neuf. Sauf Robert. Il a hérité d'un vélo gris et blanc, d'occasion, déniché dieu ne sait où. Si seulement Dieu savait… S'Il savait ce que le pauvre petit garçon endurait, combien son cœur souffrait d'une vie qui n'était guère tendre envers lui ! On ne devrait pas ressentir ça quand on a six ans. Avoir le cœur meurtri, en lambeaux, comme des morceaux de chair que des rapaces ont déchiqueté sur un cadavre.
On le forçait malgré lui à grandir trop rapidement.
Et ça le tuait.
Ça l'enfonçait de plus en plus dans un gouffre duquel il tenterait à maintes reprises de sortir.
Perché sur son vélo, et fier comme un paon, Robert se pavanait dans le jardin de la villa familiale.
Sa mère prenait le thé avec quelques dames de la Société. Il s'agissait de ces dames qui exhibaient fièrement leur richesse et usaient d'un langage ampoulé pour s'exprimer. Pauvres cloches. Elles agissent comme des personnes cultivées alors qu'elles n'ont pas la lumière à tous les étages. Pourquoi agir comme des adultes alors que dans la tête, rien n'a évolué depuis des années ?
Ingrid, Alfred, Ansgar, Anneliese et Josef jouaient tous ensemble dans leur coin. Et Robert était seul. Seul avec son vélo. Il pédalait à toute vitesse, sentant le vent s'infiltrer dans ses cheveux pour les ébouriffer. Il était heureux d'être libre de la sorte. Il se sentait invincible, puissant, comme si rien ne pouvait lui arriver. Et vlan, prends-toi ça dans les dents, chère Vie ! Peut-être même qu'avec du courage, et beaucoup de vitesse, il pourrait lâcher le guidon et voler. Voler comme les oiseaux. S'envoler loin dans le ciel. Et haut. Aller toucher les nuages de ses doigts. Personne ne remarquerait son absence, après tout.
Alors que l'adrénaline s'emparait de lui, comme une vague qui submerge soudainement une plage, il appela sa mère, à plusieurs reprises, de sa petite vois fluette et enjouée. Il lâcha le guidon lorsque cette dernière daigna tourner vers lui son visage énervé d'avoir été interrompu dans une discussion « importante » ( en réalité, cette discussion portait sur les dernières nouveautés en matière de décoration intérieure ). Elle observait, impassible, l'enfant et son vélo qui continuait à rouler, de travers. Les quelques amies de sa mère esquissaient des petits sourires en coin, tandis que d'autres gloussaient.
Et soudain, le choc.
Il ne l'avait pas vu venir, le tronc de l'arbre, qui se dressait face à lui. Comme un pilier. Que le vélo percuta violemment. Robert fut projeté à terre. Le vélo tomba, sur lui. Était-ce ça, le revers de la médaille ? Était-ce se prendre un arbre en pleine face, tomber durement sur le sol et voir son vélo tomber sur soi ?
Le plus jeune des enfants Svensmann se rappela de la douceur et de la tendresse de l'herbe qui l'avait recueilli dans sa chute, comme les bras d'une mère qui l'avait ardemment désiré. Il se rappela aussi de la voix chaleureuse mais inquiète de la servante qui s'était empressée de voler à son secours. Un mal de tête vrillait son petit crâne. C'était comme si un marteau le cognait, de l'intérieur. Le marteau de sa vie, qui désirait se frayer un chemin en dehors de lui.
Tout voulait le fuir.
Le petit garçon posa son regard sur sa mère. Cette dernière tenait dans une de ses mains la tasse de thé qui était, quelques secondes auparavant, posée devant elle. Son autre main reposait paisiblement sur sa cuisse. Dans ses yeux clairs, on pouvait y lire de la fureur, celle d'avoir été dérangée dans une discussion, celle d'avoir un fils si différent des autres enfants.
Surtout la fureur d'avoir engendré un fils non désiré.
Certaines de ses amies semblaient éprouver de l'inquiétude quant à sa chute. Mais elle, elle restait de marbre. Elle finissait vraiment par devenir un pilier.
Froid.
Il neigeait à gros flocons. A Oldenburg, tout le paysage était d'un blanc immaculé. Comme les pages d'un livre, qui attendaient d'être noircies. Comme les pages du livre de la vie de Robert Louis Svensmann.
Il était assis sur un banc en granit. Il était glacial et lui gelait les fesses. A ses côtés, ses parents observaient d'un œil alerte leurs cinq autres enfants jouer joyeusement à s'envoyer des boules de neige. Un bonhomme de neige, haut de un mètre vingt, se trouvait non loin de leur aire de jeux. Il adressait à Robert un sourire morne, perdu, vague, comme son cœur.
Les adultes le poussaient à aller jouer avec eux, mais le petit garçon se refusait cela. Non, il n'irait pas. Il ne veut pas y aller. Il a toujours été habitué à être seul, alors, pourquoi aujourd'hui, justement, on l'autorisait à être avec les autres ? Il s'engonçait dans son obstination d'enfant tout comme il s'engonçait dans ses vêtements qui le protégeaient de la rudesse de l'hiver. Pas de celle de ses parents. Au bout d'éternelles minutes, on appela une de ses sœurs. Ingrid. Et on l'obligea à prendre Robert le solitaire pour les accompagner dans leurs jeux. Comme si Robert était un chien.
Robert est un chien. Robert est un suiveur.
Robert est faible.
L'enfant se força à jouer avec eux, mais sa tête était ailleurs, comme souvent lorsqu'une situation l'énerve passablement ou l'ennuie profondément. On l'interpella. Il sortit de sa torpeur glaciale pour affronter l'hiver qui l'était davantage. Quand ses yeux couleur tristesse profonde se tournèrent vers son père, ce dernier portait entre ses mais l'appareil photo qui faisait du mal à Robert. Comme ces flash assassins qui lui entaillaient l'esprit et charcutaient son cœur. Une douleur conjuguée à une autre, quelle différence, après tout ? De toute façon, les photos seraient floues, comme toutes les précédentes. Ça refléterait la pensée du plus jeunes des Svensmann.
Parfaitement.
Tout comme le sourire confus qu'il essayait d'esquisser.
Tout ce qu'il avait avec lui était une valise et ses souvenirs. Une simple valise, au cuir craquelé et élimé, qui menaçait de rendre l'âme à n'importe quel moment. Elle s'éventrerait comme lui. Si on prend du recul, entre Robert et sa valise, il n'y a qu'une seule différence : c'est que lui, il est vivant.
Il fuyait ces balles qu'il entendait au loin. Il fuyait cette Allemagne oppressante, qui l'étouffait sous ses cendres. Il fuyait cette famille qui n'en avait que faire de lui. Sa mère ne lui avait jamais vraiment procuré l'amour maternel dont il avait eu besoin et son père demeurait tout aussi impassible qu'elle. Pour ses frères et sœurs, il était un petit mouton noir. Le vilain petit canard esseulé dans sa propre famille.
Oppression.
Comme ces photos, entassées dans sa valise, étouffées par ses vêtements, écrasées les unes contre les autres. Exactement ce qu'il ressentait en restant ici.
La guerre grondait aux frontières. L'Archiduc François-Ferdinand avait été assassiné quelques jours plus tôt et les plus pessimistes avaient déjà prédit une vague meurtrière ; d'ailleurs, les plus optimistes devenaient bien sombres, comme le ciel qui se défilait à l'horizon. Couleur de cendres. Couleur de morts. Bam.
Alfred et Angsar s'étaient engagés sur le front. Josef avait intégré les rangs de l'administration allemande. Il ne risquait rien, lui non plus. Lâche, tu ressembles à ton frère. Robert le fuyard, Josef le couard. Ils sont bien frères, ces deux-là. Josef appréciait la guerre, pour le boulot que ça lui apportait. Robert la tenait en horreur. Jamais vécu, mais les qu’en-dira-t-on lui suffisaient. Un de ses amis travaillait à l'hôpital. Avec les temps qui courent, ils seraient bientôt remplis. Lui aussi, il se tuerait à la tâche, percé de toutes ces vies qui lui échappaient entre les mains. Il avait falsifié un certificat. Le départ pour une vie nouvelle. La fuite encouragée par un de ses plus fidèles partisans, pourtant toujours présent. Il ne partirait pas. Pas de cette matière. On viendrait le cueillir, comme tous les autres, blanc.
Alors, Robert le fuyard avait pris un train pour la France, emportant avec lui ses souvenirs dans une valise craquelée et élimée, et son certificat proclamant un problème de santé l'empêchant d'aller se battre.
Une lettre l'attendait là, calme et patiente. Solitaire. Il était devant, immobile, comme un pilier froid et sans sentiments. Ses yeux à la couleur des ténèbres la fixèrent. Ils reflétaient la peur et l'angoisse qu'il ressentait en cet instant ; ils reflétaient aussi les accusations dont il faisait l'objet. Traître. Lâche. La honte de la famille. Son père et sa mère étaient gravement malades. Ils auraient attrapé une grippe carabinée, comme on se choperait une balle en plein cœur. Ils étaient affaiblis. Deux cadavres ambulants, qui ne répondaient que par des murmures ou des grognements. Incapables d'agir comme auparavant, comme des humains.
Il sentait cette culpabilité âcre s'insinuer dans ses narines, lui démolir le cerveau. Il sentait cette culpabilité le submerger comme une vague de cendres. Il étouffait. Il se sentait nul. Pourri. Le seul fruit pourri de la lignée des Svensmann. Une opprobre. Une tâche de boue sur l'immaculé qu'était sa famille. De l'indélébile.
Ineffaçable.
Les regrets commençaient à se montrer. Il aurait dû rester. Il aurait dû aider son pays durant la Grande Guerre. Il aurait dû épauler ses parents dans leurs moments de faiblesses intenses. Il aurait dû être ce fils qu'ils espéraient tant avoir, et qu'il n'a jamais été.
Deux semaines plus tard, une nouvelle missive, qui achevait lentement Robert. La grippe les avait emporté dans son sillon malsain. Ils étaient désormais deux statues, à jamais figées. Froides.
Comme des piliers.
On lui a fait savoir que sa présence n'était guère désirée aux funérailles de ses parents. C'était comme un coup de grâce, l'épée de Damoclès qui venait soudainement de se désolidariser de son crin de cheval.
C'était son enfance qui venait soudainement de voler en éclats. L'amour non réciproque qu'il portait à ses parents qui venait de prendre toute son ampleur. Le début de ce qu'il est à présent.
Alors, serez-vous là pour l'aider ?