Luxe, Calme et Volupté
Elle est si belle. Elles sont si belles. Toutes les quatre trônent au milieu d'un large salon. Un lustre nacré pend du plafond en direction d'un large canapé rouge étouffés par les coussins. Le sol est recouvert de plusieurs tapis qui se chevauchent. L'air est pur, frais puisque toutes les fenêtres sont entrouvertes. La vie est magnifique, elle débouche sur tous les toits de la ville avec l'immense verdure de Central Park en premier plan. Elle adore cet endroit. Elles adorent cet endroit. L'immense balcon leur permet de se prélasser toute l'après-midi au soleil en regardant les passants minuscules courir après leurs voitures, leur travaille, leurs amours. Courir toujours plus vite pendant qu'elles prennent leur temps, chacun de leur geste respirant le calme et la volupté, la tête bien soutenue par de luxueux coussins. Elle peut compter les secondes à loisir. Elles peuvent égrainer le temps. En silence, ou avec un air petit air de piano en fond. Le pianiste est talentueux et invisible, il saisit d'un regard le morceau que vous souhaitez entendre. Surtout lorsque Marylou, cadette, lève son regard bleu sur sa pauvre personne.
Des quatre sœurs Matschas, Marylou est la plus grand tyran et la plus attirante. Tous ses gestes innocents sont savamment calculés. Toutes ces phrases intelligentes et mesurées sont en fait le fruit d'une réflexion intense. Marylou dégage la pureté, et ce n'est pas seulement parce qu'elle porte uniquement des vêtements blancs précieusement choisis par sa mère. C'est aussi parce que Marylou
est l'innocence même. Elle aime incarner une vertu, elle aime représenter la sagesse alors que derrière l'océan de son regard se cache un esprit tortueux et ardent. Un esprit qu'elle juge supérieur et qu'elle se plait à faire fonctionner à toute vitesse. Échafaudant des plans diaboliques qu'elle recouvre ensuite de la blondeur candide inhérente à la famille Matschas.
L'aînée de ces quatre têtes blondes, allongée sur le sofa, tend mollement un bras. Une paire de jambe lui répond aussitôt en se précipitant à son côté.
« Un jus de fruit pour Mademoiselle Matschas. » Ainsi va la vie dans l'immense appartement familial juché au sommet de la cinquième avenue. Henri Matschas, autrichien d'origine, a fait fortune dans le domaine florissant de l'assurance américaine. Sa femme, une française, introduite dans son cercle par sa famille, est une respectable femme au foyer, mère de famille et organisatrice des plus respectables galas de charité de la ville. Sans être la plus grande famille de la ville, loin de là, les Matschas occupent néanmoins un place importante, place qu'ils renforcent encore plus en occupant cet appartement très haut perché et en drapant leurs filles adorables de larges tissus blancs comme la neige. Les quatre filles du bon Matschas, aussi belles l'une que l'autre. Aussi silencieuses l'une que l'autre. Un silence qui cache admirablement bien leurs pensées obscènes et licencieuses. Ces pensées qui se battent pour triompher de la pureté qu'elles s'obstinent à revendiquer. Une véritable guerre sous ces longs cheveux blonds.
« Marylou chérie, viens nous voir s'il te plaît. » Elle a seize ans. Une enfant, toujours une enfant. L'impression dérangeante et agréable qu'elle restera une enfant toute sa vie. Pourtant elle est si grande. Grande et posée. Elle a été diplômée il y a quelques heures. Depuis, les évènements défilent à toute allure sous les yeux ahuris de l'adolescente. Une fête pour célébrer sa réussite, avec l'introduction d'un champagne délicieux sous le manteau de la princesse. Une fête bien vite expédiée pour que la famille se mette à réfléchir à un plan d'attaque. Une nouvelle fille diplômée, signifie une nouvelle discussion avec les parents. Mahault y a eu droit l'année dernière, alors la jeune fille sait exactement à quoi s'attendre. Un plan d'avenir solide que ses parents auront battu de toute la force de leur compte en banque.
D'un pas nonchalant et gracieux, Marylou dévale les escaliers. Sa main effleure le gramophone et la musique s'éveille comme par enchantement. La musique craque, elle couvre le froissement de tissu à mesure que Lou se rapproche du salon familial. Elle est tellement silencieuse que son père sursaute lorsqu'elle pose une main vernie sur son épaule.
« Que se passe-t-il ? » déclame-t-elle, candide mais chaleureuse. Sa voix est un peu éraillée, sans doute les restes du rhume qu'elle traîne perpétuellement avec elle. Cela exaspère tout le monde, et donne envie à l'adolescente d'en jouer encore plus.
C'est sa mère qui prend la parole. L'avenir des filles est une affaire de femme, le mari est simplement la signature sur le papier, la voix grave pour approuver.
« Tu es une adulte désormais. Nous avons décidé certaines choses avec ton père. » Marylou tressaille malgré elle. Elle n'a jamais vraiment réfléchi à ce jour. Elle s'est toujours laissée porter par les évènements, lentement, profitant de chaque instant, de chaque bouffée d'air sur le balcon, et chaque fête affalée sur le canapé du salon.
« Vue des brillants résultats, ton père et moi sommes d'accord pour te payer des études. Cependant, tu devras aller à la faculté de New-York et vivre encore avec nous. Columbia et Yale sont hors de ta portée ma chérie, sommes-nous bien clair ? » Elle opine de la tête. Pourra-t-elle au moins choisir sa matière principale ?
« Ensuite, ton père et moi nous sommes entendus. » Une pause dramatique. Marylou en profite pour se laisser tomber sur le petit sofa. Sa mère lève les yeux au ciel. Toujours autant d'effets dramatiques. La carrière d'actrice lui tend les bras.
« Tu as seize ans. C'est un peu jeune, je le conçois, mais il faut commencer à réfléchir à ton avenir. Pour cela, nous allons sélectionner de potentiels fiancés pour toi. Nous te les présenterons et tu devras faire ton choix avant d'être diplômée. » Son père se lève en acquiesçant. La discussion est close. Marylou n'a pas à parler, juste à accepter en silence. Une fois encore, ce sont ses pensées qui font la conversation. Ses pensées indécentes qui grandissent encore et encore derrière la barrière de ses boucles blondes.
La porte sonne. La sonnerie est ridiculement longue. La bonne se précipite vers la porte. Sur ses talons, les parents Matschas impatients. Très loin derrière, Marylou, tête baissée et parfaitement coiffée d'une barrette en pierre semi-précieuses.
« Bonjour Monsieur et Madame Matschas. Mademoiselle. » Il s'approche. Le baise-main est de rigueur. Elle se surprend à afficher une moue boudeuse. Ses talents d'actrices seraient-ils en train de fondre comme neige au soleil ? Un coup de coude sa mère vient la rappeler à ses bonnes manières d'enfant gâtée.
« Monsieur. » Elle esquisse un sourire. Dessiné au crayon sur son visage blanc. Un léger sourire. Un sourire de petite fille.
« Ne rentrez pas tard les enfants. » Elle attrape la veste et le chapeau qu'on lui tend, de même qu'elle s'accroche au bras solide qu'Eugene lui apporte. Ils se glissent dans l'ascenseur sans un mot. Les yeux toujours fixés sur le sol, elle se laisse conduire. C'est ce qu'une dame en devenir doit faire. Se laisser conduire, plus légère que la brise hivernale, plus douce que la caresse de la neige qui tombe de l'autre côté de vos baies vitrées. Elle doit se laisser entraîner dans un simple froissement de mousseline claire.
Eugene tire la chaise de la table qu'il a réservé. Un restaurant très bien. Une nourriture comme il faut. Tout est parfaitement comme il faut.
« Vous êtes bien silencieuse ? Quelque chose vous contrarie ? » Elle relève les yeux de son plat ridiculement minuscule avec un sourire au coin des yeux. Peut-il voir que ce sont ses yeux qui sourient ?
« Tu es magnifique Marylou. Je serais très fier d'être ton fiancé. » Apparemment, il peut voir le sourire dans ses yeux comme elle peut voir la luxure faire briller ses pupilles. Elle le tient. Libre d'en faire ce qu'elle désire et d'exiger sans remercier. Elle attrape sa jolie main posée sur la table et souffle sur la bougie qui les éclaire, malicieuse. C'est une enfant, une enfant qui s'amuse d'un jeu qu'elle ne maîtrise pas très bien. Marylou apprend, elle apprend à laisser parler ses pensées maintenant que ses parents apprennent à la lâcher dans les bras d'un cavalier séduisant et bien éduqué.
« Voulez-vous qu'on change de décor ? Je vous laisse choisir l'endroit! » Leurs yeux sourient à nouveau alors qu'ils quittent le restaurant sans avoir commandé de dessert. Elle ne sait pas vraiment où elle l'emmène, toujours aussi silencieuse et calme. Pourtant une idée lui trotte dans la tête. Sans en avoir l'air, ce sont ses pas élégants qui guident le couple. C'est elle qui prend les commandes.
« Où va-t-on Marylou ? » Elle rit alors qu'il trottine derrière elle rapidement. C'est la première fois qu'elle se permet de rire devant lui. C'est le première fois qu'elle fissure son joli masque soigneusement travaillé. Un peu comme si ses pensées, son esprit prenaient le dessus peu à peu sur la jolie vitrine qu'elle présente au monde entier.
« Tu verras! Viens! » Elle attrape son bras et l'entraîne vers le perron d'une maison sombre.
L'endroit est beaucoup plus grand qu'elle ne le pensait. C'est une amie de l'université qui lui en a parlé. Un bar. Qu'elle idée a-t-elle eu de traîner son futur fiancé dans un bar. Elle a laissé sa pulsion l'entraîner beaucoup plus loin que le simple rêve éveillé. De larges lustres tombent du plafond, ils sont décorés de larges draps. Les lumières sont tamisées dans la salle et éclatent de plein feux sur la scène où se trémoussent quelques filles en robes charleston beaucoup trop courtes. L'endroit est enfumé, les verres s'entrechoquent de toute part. L'endroit est parfait. Elle pourrait passer des heures à détailler chaque recoin de la salle, mais Eugene ouvre la bouche à nouveau.
« Êtes-vous sûre que.. Vous êtes incroyable! » Il l'attire un peu plus contre lui. Elle est si fluide dans sa longue robe qu'elle lui échappe encore une fois. Ses yeux papillonnent autour de la salle, elle ne sait plus où regarder. Tout scintille autour d'elle, tout l'appelle mais en même temps elle en a peur. Elle détonne fortement dans ce décor avec sa longue robe et son manteau rouge. Ses longues boucles encadrant parfaitement son visage alors que la plupart des femmes ont les cheveux relevés, leurs boucles dépassant de leurs élastiques trop serrés. Sans s'en rendre compte, elle accroche de nombreux regards à rester là, plantée en haut des escaliers menant au bar. Des dizaines de regards d'hommes glissent le long de son manteau avant de s'accrocher à nouveau sur sur ses lèvres teintées. Parmi eux, un seul s'accroche réellement à son regard. Un homme en costume, un verre à la main. Si fort qu'elle le perçoit dans toute cette fumée. Il s'amuse de la situation, ses yeux sont aussi bavards que ceux de Marylou. Tellement qu'ils restent longtemps accrochés à discuter alors qu'Eugene s'active autour de Marylou sans qu'elle ne le perçoive le moins du monde.
« Je marche rapidement pour remonter la cinquième avenue et rentrer au chaud chez moi. L'air glacial de l'hiver me fouette le visage et mes joues rougissent beaucoup trop pour être convenable. De plus, si je me dépêche assez je pourrais ressortir avant que les yeux sondeurs de mes parents ne se posent sur moi.
« M-Lou princesse! Comment vas-tu ? » Sa voix me fait sursauter. Je me retourne en un sourire. Il sourit avec dédain. J'admire sa façon de parler, cette nonchalance parfaitement calculée. Cette lueur espiègle dans son regard. La seule personne capable de me tutoyer alors qu'il ne me connaît que trop peu. Je l'attrape par le coude et le serre dans mes bras.
« Où vas-tu si vite princesse ? » Je hausse les épaules. Cela n'a plus vraiment d'importance maintenant qu'il est là. J'oublie de construire des sourires de façades et des moues d'actrice quand il est là. Il m'entraîne avec lui.
« On va quelque part ? » Il hausse les épaules. C'est injuste, il me pique mes mimiques. Sa main toujours autour de mes épaules. Elle me fait frémir. Je l'imagine sur ma peau nue, se baladant à son gré, libre comme l'air, insolent comme un adolescent. Plus j'essaye de chasser cette pensée plus elle s'agrippe, elle paralyse le reste de mon esprit, elle fige sourire et mon épaule contre son torse.
Il accélère le pas alors que je suis toujours perdue contre lui. Je ne lutte pas quand il pousse la porte d'un immeuble que je connais pas. Il prend ma main sans quitter son sourire. Je referme la porte sans poser de questions. »